Par Gérard LEFORT
mercredi 23 février 2005
ahman Ghobadi, né en 1969 à Bané, Kurdistan iranien, a débuté par une dizaine de courts métrages, notamment Vivre dans le brouillard, primé en 1998 à Clermont-Ferrand.En 1999, il assiste Abbas Kiarostami sur Le vent nous emportera. Depuis, il a réalisé Un temps pour l'ivresse des chevaux (Caméra d'or à Cannes en 2000) et les Chants du pays de ma mère (2002). Râblé et charmeur, Ghobadi a du mal à tenir en place. Il explique qu'il ne peut pas réfléchir sans marcher : bien qu'assis, sa pensée vagabonde.
Pourquoi tournez-vous avec des enfants ?
Au fond de moi, je suis resté un enfant. Mais, vu les circonstances guerrières de mon pays, j'ai l'impression d'être passé à côté de mon enfance. Mon père me racontait des histoires de guerre qui lui venaient de son propre père, et ainsi de suite. Comme si, depuis que le Kurdistan est le Kurdistan, la guerre faisait partie de notre culture. Filmer des enfants, c'est reconstruire cette enfance démolie par la guerre. Mais ces enfants ne sont pas les petits frères de Harry Potter, ils sont des enfants kurdes dont l'avenir est plus que jamais incertain. Cet ordinaire guerrier permet en contrepartie, par la force des choses, une sorte de légèreté et d'humour. C'est très difficile à imaginer mais on peut rire pendant la guerre et même rire de la guerre. C'est un phénomène de compensation tout à fait humain. Au Kurdistan, c'est devenu un réflexe, comme pour garder le contrôle sur le désespoir. La musique kurde est la plus joyeuse et la plus entraînante que je connaisse. Mais, quand on danse sur ces chansons, on tape violemment des pieds sur le sol, c'est une manière de se venger.
Ces enfants sont souvent mutilés, notamment par les mines antipersonnel.
Le nombre de mines enfouies à la frontière entre l'Irak et la Turquie, ou entre l'Irak et l'Iran, est inimaginable. On ne sait même plus qui les a posées. Dans toutes les familles kurdes, il y a soit un mutilé, soit un mort. Là encore, cela fait partie du paysage et il faut savoir que ces handicapés, surtout les enfants, sont entourés et choyés dans les familles kurdes.
Kak Satellite a été épargné...
Dans la réalité, c'est un spécialiste du déminage. Quand les démineurs de l'ONU sont arrivés avec tous leurs engins sophistiqués de détection, il s'est foutu d'eux car, en quelques minutes, il arrivait à désamorcer plusieurs mines là où ces experts avaient besoin de longues heures. Le personnage de Kak, c'est un peu le bon génie dans ce paysage d'apocalypse, le préposé à l'espoir.
Ce n'est pas le cas des trois autres...
Le trio d'enfants représente trois espace-temps différents, qui sont aussi trois sortes de douleurs. Le garçon manchot représente le futur, il est devin. La petite fille amène le passé avec elle. Et son très jeune enfant aveugle incarne le présent. Le tragique naît de leur rassemblement : le passé est foutu, le présent est mal barré et l'avenir n'a aucune chance. Mais je ne crois pas que la situation soit comme dans le film, à se suicider. On peut raconter une histoire qui finit mal sans rejoindre le nihilisme ambiant.
C'est la part de merveilleux ?
Le merveilleux ne tient pas seulement aux dons d'oracle d'un de mes personnages ni au fait qu'on croit voir des tortues voler. La vraie magie est celle du récit, qui consiste à perturber la narration classique et à troubler si possible la vision des spectateurs. J'aurais pu raconter les choses avec simplisme, j'ai choisi la simplicité qui, à mes yeux, est autrement complexe. Cette construction expérimentale n'est que le reflet de ma propre vie : penser à dix choses à la fois, être ici et là en même temps. Je suis l'enfant d'une terre d'histoires où le récit est sans cesse criblé de digressions, de va-et-vient, de migrations d'un registre à l'autre. Mes films s'en ressentent. J'ai toujours l'angoisse de mourir avant d'avoir raconté toutes les histoires dont je suis plein.
Qu'avez-vous ressenti à la chute de Saddam Hussein dont des images figurent dans le film ?
Un immense bonheur. J'aurais préféré que ce soit les Irakiens qui s'en débarrassent. Mais les Américains ne l'auraient pas permis. Dans leur mise en scène du monde, ils écrivent le scénario et choisissent les acteurs principaux. Avec Saddam, ils ont monté une superproduction qui a si bien marché qu'ils ont tourné des suites. Après Saddam 1, le Koweït, Saddam 2, le retour, et enfin Saddam 3, le sacrifice.
Vous vous définissez en terme de nationalité ?
Je suis un Kurde qui vit en Iran. Un pays pour les Kurdes ? Je doute qu'on le permette. Je ne veux pas y penser, ça me rend mélancolique.