Entretien avec Kendal Nezan
Président de l’Institut kurde de Paris, acteur et observateur de la question kurde, Kendal Nezan en est un des meilleurs connaisseurs. Dans cet entretien il souligne et explique l’importance de l’autonomie de la province kurde de l’Irak dans la prespective de la constitution des nouvelles institutions du pays.
- Confluences Méditerranée : Pourriez-vous d’abord rappeler ce que fut la situation du Kurdistan autonome d’Irak depuis la première guerre du Golfe ?
- Kendal Nezan : Comme vous le savez la première guerre du Golfe a été menée au nom du droit international pour libérer le Koweït. Après, il y a eu un appel aux populations irakiennes pour se soulever contre Saddam Hussein et dans 14 des 18 provinces du pays la population s’est soulevée pour chasser le pouvoir baassiste ; mais après la libération du Koweït, les armées alliées ont refusé d’intervenir en faveur des insurgés et le régime a disposé de suffisamment de forces, notamment avec la Garde républicaine, pour réprimer dans le sang cette révolte. Cette répression a fait autour de 300 000 morts chiites et pour les Kurdes il y a eu l’exode du printemps 1991 qui a jeté sur les routes près de deux millions de personnes ; cela a tellement ému la conscience de l’opinion publique internationale qu’à l’initiative de la France, les Nations Unies ont adopté la résolution 688 consacrant un devoir d’ingérence qui a permis une action militaire pour assurer le retour des Kurdes dans leur région d’origine.
Sur un territoire aussi grand que la Suisse, grâce à cette action internationale, les Kurdes ont disposé d’une zone de protection dans laquelle, à partir de quasiment rien, ils ont commencé à développer une expérience démocratique. Quasiment rien cela veut dire qu’avant 1991, le régime avait détruit 4 500 des 5 000 villages kurdes, un million et demi de paysans avaient été internés dans les camps, le cheptel avait été abattu et les forêts en grande partie détruites ; lors de ma première visite dans la région, on avait souvent l’impression de voyager dans un paysage quasi lunaire ; tous les animaux familiers des Kurdes comme les chevaux et le bétail avaient disparu. Avec l’aide internationale et l’action des ONG, les Kurdes ont pu reconstruire leur pays, faire redémarrer leur économie et mettre en place, parfois dans des conditions chaotiques, une expérience démocratique avec des élections au Parlement en 1992. Ainsi le Kurdistan a-t-il pu gérer ses propres affaires en toute autonomie pendant plus de dix ans sans ingérence extérieure majeure. La vie dans cette région n’était pas facile en raison notamment des pressions de l’Iran et de la Turquie mais malgré toutes les difficultés la société civile a su se développer même si chacun savait bien que cela ne pourrait pas durer indéfiniment.
Cette expérience d’autonomie a été partagée par une grande partie des Kurdes d’Irak puisque 3,8 millions se trouvent dans le Kurdistan autonome sur les 6,4 millions de Kurdes d’Irak ; l’autre partie de la population kurde vivait donc en dehors de cette zone notamment dans les régions riches en pétrole, comme celles de Kirkouk ou de Mossoul, soumises à la loi commune de la tyrannie et à une politique d’arabisation.
- Je me souviens qu’il y avait beaucoup d’inquiétude quant à l’avenir de cette expérience puisqu’on pouvait craindre à tout moment que Saddam Hussein n’envoie ses troupes pour écraser une fois encore les espérances kurdes. C’est dans cette perspective que vous vous placiez quand vous vous déclariez en faveur d’une intervention militaire en Irak…
Mon point de vue comme celui des Kurdes en général était le suivant : il y a des pays qui ont soutenu fortement par une aide multiforme le régime barbare de Saddam Hussein ; ils ont leurs responsabilités sans même parler des responsabilités historiques de ces grandes puissances qui dans les années 20 se sont partagé le Moyen- Orient sans se préoccuper des aspirations des peuples de la région. Je parle ici des responsabilités récentes de ces pays qui ont armé en connaissance de cause ce régime barbare ; par ordre d’importance : la France, la Russie, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.
Il fallait que ces puissances assument leur responsabilité morale pour libérer la population irakienne de ce régime. On était pour une intervention internationale et multilatérale, sous l’égide des Nations Unies si cela était possible. Comme il y a eu les divisions que vous connaissez au sein du Conseil de sécurité non pour des raisons nobles liées, par exemple, au droit mais pour des questions d’intérêts politiques et économiques, notre choix est resté très limité : être contre l’intervention signifiait que les Etats-Unis allaient faire appel à la Turquie pour attaquer sur le front nord ce qui impliquait une invasion du Kurdistan ; et d’ailleurs comment pouvait-on désapprouver une intervention contre une dictature aussi honnie que celle de Saddam ? Les Kurdes se sont donc mobilisés aux côtés des Alliés pour participer activement à la libération de l’Irak, sans se faire d’illusions sur la politique américaine à moyen ou long terme. L’idée était qu’il y avait une dictature et que si on ne faisait rien ou si on suivait la politique prônée par la France et l’Allemagne, elle allait rester en place ; après Saddam il y aurait eu son fils puis son petit-fils et c’était reparti pour quarante ou cinquante ans…
Ou alors on s‘engageait militairement pour débarrasser le pays de ce régime sachant bien qu’après ce serait un nouveau chapitre avec beaucoup de contradictions et de problèmes ; mais au moins il y avait là une ouverture qui permettait d’espérer quelque chose de différent.
- Après de longs débats, une nouvelle constitution vient d’être signée par les différents segments de la société irakienne. Dans quelle mesure les Kurdes s’y retrouvent-ils ?
La constitution intérimaire est un document important mais ce n’est qu’une étape d’un processus qui va être long et difficile d’autant que les Etats voisins pèsent de tout leur poids pour compliquer encore les choses. Le point de vue kurde peut être résumé en quelques grands principes :
1) L’Irak doit être un Etat démocratique garantissant les libertés fondamentales, libertés de presse, d’opinion, de culte, etc.
2) L’Irak est une entité qui a été artificiellement créée et qui comprend donc des réalités historiques, linguistiques, culturelles dont il faut tenir compte ; pour qu’un tel ensemble soit viable, il faut que chaque composante puisse bénéficier d’une large autonomie et donc il faut un système fédéraliste.
3) L’égalité des sexes. On ne doit pas se contenter d’un rappel de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ; dans la société kurde, les femmes ont acquis des positions importantes ; dans le reste de l’Irak les droits de la femme doivent être respectés.
4) La séparation de la religion et de l’Etat. Sur ce principe, il y a quelques mois, ce point de vue défendu par les Kurdes rassemblait une nette majorité au sein du gouvernement intérimaire ; mais entre-temps des Etats voisins, et en particulier l’Iran qui a des moyens d’influence sur les chiites, a exercé des pressions pour qu’on garde l’identité musulmane de l’Irak, pour que la loi de la majorité prime sur le reste de la population dans le cadre d’un système politique centralisé car l’Iran a peur d’un régime fédéral démocratique.
Un fédéralisme qui réussirait en Irak pourrait avoir un effet de contagion en Iran où tant de minorités sont dominées par la force. Dans une telle configuration, la Syrie et la Turquie seraient aussi en difficulté…
Finalement le document adopté est un bon compromis. En particulier, point capital, l’islam sera la religion officielle mais non la religion d’Etat ; dans ces conditions il ne sera qu’une source de droit parmi d’autres… Il y a aussi une Déclaration des droits (sur le modèle anglo-saxon des Bill of Rights) qui est incluse dans la constitution, ce qui est une première dans le monde arabe…
Le principe du fédéralisme y est consacré et comme on n’a pas eu le temps d’approfondir les différents aspects de la mise en place du système fédéral notamment sur le plan territorial ou sur celui du partage des compétences entre le pouvoir central et les Etats fédérés, les Kurdes ont inclus dans ce texte une clause prévoyant que la constitution définitive ne pourra être adoptée que si elle obtient la majorité des votes des Irakiens par référendum mais aussi la majorité dans les provinces du Kurdistan autonome de telle façon que les Kurdes ne risquent pas de se voir imposer une constitution avec laquelle ils seraient en désaccord. Cette disposition a été très difficile à faire accepter aux autres composantes ; mais il faut dire que, par exemple, les Arabes laïques et les femmes (non kurdes) l’ont soutenue ; c’est aussi pour eux une garantie d’éviter d’avoir une constitution non religieuse. En cela les Kurdes ont joué le rôle de fédérateur des différentes composantes laïques, démocratiques et libérales du conseil qui a rédigé cette constitution intérimaire.
- Comment analysez-vous les récentes (février 2004) prises de positions du grand ayatollah Sistani, très influent dans la communauté chiite, assez critiques à l’égard de ce document ?
Pendant la dictature de Saddam Hussein, l’ayatollah Sistani était évidemment interdit de parole ; dans la période qui a suivi la chute de la dictature, comme la société chiite avait perdu toute capacité à organiser une opposition politique représentative, une partie de la population chiite s’est reconnue dans le clergé. C’est à mon avis un phénomène transitoire et passager, le temps que les autres forces politiques se reconstituent et se fassent entendre ; on verra bien ce qui va se passer à l’épreuve du temps. Mais, en tout cas, c’est vrai qu’actuellement ce dignitaire est devenu le porte-voix écouté d’une partie de la population chiite et s’est montré capable de mobiliser pas mal de gens ; probablement sous l’influence de l’Iran, il plaide pour un rôle accru de la religion dans la vie sociale et politique. Evidemment cela est inacceptable pour les Kurdes qui ont déclaré à plusieurs reprises que la volonté populaire ne saurait être soumise aux fatwas ou aux discours de dignitaires religieux chiites ou sunnites…
Il y a donc bien des difficultés mais le dialogue a permis d’en aplanir beaucoup et de trouver des compromis. Les chiites ont besoin de participer enfin à un pouvoir politique qui leur a toujours échappé mais ils savent que, s’ils vont trop loin dans leurs exigences, ils risquent des réactions assez virulentes. Dans leur for intérieur, ils bénissent les Américains de les avoir délivrés de cette dictature ; ils veulent aller vite pour faire des élections mais, si le processus est trop rapide, ils savent qu’ils ne seront pas prêts et surtout pas capables de garantir la sécurité… C’est une partie de bras de fer.
- A la différence de ce qui se passe ailleurs au Moyen-Orient, on a le sentiment que la société kurde n’accepte pas l’immixtion de la religion dans les affaires de la Cité. Comment peut-on expliquer cette spécificité ?
Historiquement la société kurde a toujours été une société multiculturelle et multiconfessionnelle qui n’était pas centralisée sur le plan de son organisation politique puisqu’il y avait des principautés kurdes autonomes sur le territoire du Kurdistan.
Grâce à leur culture de tolérance, ces sociétés ont permis que les communautés chrétienne, juive, yézidi, sabéenne… puissent cohabiter jusqu’au XXème siècle. Les Kurdes ont toujours voulu préserver cette spécificité et aujourd’hui ils y sont toujours très attachés ; cela implique le respect des droits et des coutumes des communautés minoritaires et la volonté de séparer la religion de l’Etat. Pendant ces années d’autonomie, ces principes ont été appliqués notamment avec des systèmes d’enseignement dans les langues des communautés minoritaires.
La traduction moderne de cet esprit de tolérance serait la laïcité ; ce mot n’existe pas en kurde mais on peut cependant dire que notre société est très fortement laïque. Les mouvements religieux kurdes qui ont bénéficié de soutiens massifs de certains pays comme l’Arabie saoudite ou l’Iran n’ont pas pu obtenir plus de 5% des suffrages aux élections organisées dans les provinces kurdes autonomes.
Chez les Kurdes, la religion n’est pas le marqueur identitaire fondamental. Ils ne se définissent pas par leur appartenance religieuse alors qu’une majorité est sunnite et une forte minorité (d’environ un million de personnes) chiite. En Irak il y a donc bien trois pays, trois sociétés différentes : les sunnites, les chiites et les Kurdes.
Une anecdote récente illustre bien cet état d’esprit : après les attentats récents dont ont été victimes des Kurdes musulmans, des obsèques musulmanes ont été organisées. A un moment le mollah qui récitait les prières s’est trouvé fatigué et il a demandé à l’évêque qui était à côté de lui de continuer à sa place d’honorer la mémoire des morts… Tout ceci explique que les Kurdes ne veulent pas que le jour où il y aura un pouvoir central irakien à Bagdad, on revienne sur ces acquis fondamentaux qu’il faut défendre à tout prix car ce sont des acquis civilisationnels.
- La Constitution intérimaire a donc retenu le principe du fédéralisme. Sur ce point où en est-on exactement ? A-t-on déjà, par exemple, défini les contours territoriaux des régions fédérées ?
Le principe d’un Kurdistan formant une entité géographique fédérée est admis par tout le monde y compris par les religieux chiites mais on a laissé à plus tard la question de l’assiette territoriale de l’autonomie. Comme on était pris par des considérations de calendrier, il a été admis qu’en ce qui concerne le territoire anciennement administré par Saddam Hussein où se trouvent des Kurdes, il y aurait un recensement des populations puis l’organisation d’un référendum pour savoir si ces populations souhaitent être rattachées au Kurdistan autonome. La décision est donc reportée à 2005. En attendant il y a le retour dans leurs foyers des centaines de milliers de Kurdes qui avaient été expulsés par Saddam Hussein. Rien que dans la province de Kirkouk, il y en a eu près de trois cents mille… Comme un tel processus va prendre du temps, dans les régions où se trouvent actuellement ces populations déracinées l’administration autonome kurde a mis en place des écoles en langue kurde pour pouvoir scolariser les enfants et un minimum d’infrastructures administratives kurdes. Il faut que tous ceux qui ont habité dans les régions où fut imposée une politique d’arabisation puissent se déterminer librement sur la question de leur rattachement au Kurdistan autonome.
Par ailleurs, et ceci est un élément très important, une pétition lancée par la société civile kurde demandant un référendum d’autodétermination a recueilli 1 700 000 signatures. Dans cette initiative, les femmes kurdes ont joué un rôle majeur car elles sont très inquiètes des positions prises par le clergé chiite qui veut appliquer la Charia ou une forme d’Etat religieux. Ce texte, remis à Paul Bremer, entend montrer clairement que, dans l’hypothèse où ces projets chiites se réaliseraient, les Kurdes sont bien décidés à exercer leur droit à l’autodétermination pour disposer d’un Etat où ils pourront vivre démocratiquement.
- Dans une telle configuration, il est évident que la Turquie doit suivre ces événements avec beaucoup d’attention car cela va à l’encontre de sa politique qui a toujours consisté à refuser toute velléité d’indépendance aux Kurdes ? Etes-vous inquiet de ce que pourrait faire Ankara pour vous empêcher d’exercer cette autonomie et a fortiori cette éventuelle autodétermination ?
On a eu de très vives inquiétudes avant, pendant et après la guerre et jusqu’à l’automne dernier (2003) lorsque les Américains ont voulu avoir une force de stabilisation en faisant appel à l’armée turque. Maintenant ce danger-là est écarté et le pouvoir de nuisance turc à l’intérieur même de l’Irak reste très limité parce que les leviers éventuels, comme par exemple certains éléments turkmènes sunnites, sont très peu nombreux. Par ailleurs, la Turquie veut faire partie de l’Europe et, en décembre 2004, l’Union européenne doit se prononcer sur sa candidature. A cette occasion, les revendications des Kurdes de Turquie vont être mises en avant ; nous allons dire aux Européens qu’ils ne peuvent pratiquer une politique de deux poids deux mesures : s’ils acceptent un système confédéral pour les 120 000 Turcs chypriotes, ils doivent prendre en compte, dans un souci de cohérence, les droits des quinze millions de Kurdes vivant en Turquie. Il est donc certain que, dans les mois qui viennent, la question kurde en Turquie va être à nouveau posée. Dans un tel contexte, une intervention turque contre le Kurdistan autonome d’Irak risquerait de leur faire perdre le soutien des Européens et des Etats-Unis ; en bonne logique ils ne devraient donc pas intervenir. Mais on ne peut jamais exclure complètement la possibilité de politiques suicidaires ; la Turquie pourrait être tentée d’intervenir militairement dans l’hypothèse d’un retour à un pouvoir très centralisé en Irak ou d’un pouvoir chiite qui amènerait les Kurdes à proclamer leur indépendance ; on entrerait alors dans une guerre très destructrice mais, de toutes façons, les Turcs n’auraient pas les moyens d’occuper durablement le Kurdistan.
Le pire n’est pas sûr en Irak, bien au contraire, car l’esprit de compromis a fait quelques progrès. Il se peut qu’on arrive à faire émerger un vouloir-vivre en commun entre toutes ces communautés aux traditions si différentes.Etant donné l’importance stratégique de l’Irak, je ne pense pas que les Américains ni d’ailleurs certains pays occidentaux puissent se désintéresser du processus de stabilisation du pays. S’il y a un échec en Irak, ce sera un échec pour tous les pays occidentaux et pas seulement pour les Américains. Cela plongerait tout le Proche-Orient dans le chaos.
- Quels sont, selon vous, les auteurs des attentats qui ravagent l’Irak depuis la fin de l’intervention américaine ?
Dans un premier temps, les attentats dirigés contre les Américains semblent avoir été l’œuvre des anciens partisans de Saddam Hussein. C’est sans doute toute une partie de l’ancien appareil d’Etat qui est entré en insurrection. Ces gens connaissaient très bien les lieux, avaient des armes et suffisamment de moyens financiers et leurs cibles étaient des militaires américains. Depuis la capture de Saddam Hussein et aussi la découverte de beaucoup de documents, cette organisation a été quasiment démantelée et n’a plus qu’un rôle résiduel. Mais, à côté de ces groupes, il y a eu l’envoi dans la région de centaines de militants islamistes qui sont entrés dans le pays d’autant plus facilement que les frontières étaient devenues poreuses. Il y a donc de nombreux «djihadistes» dans le pays ; ce sont des Arabes ayant une certaine expérience de ce type d’attentats et qui désormais considèrent l’Irak comme une terre de mission. Sont-ils liés à Al Qaïda ? Quels sont les liens logistiques entre les uns et les autres ? C’est difficile à élucider à l’heure actuelle. Outre l’appui des groupes baassistes qui sont encore présents, ces activistes bénéficient de certains soutiens dans l’Etat iranien et en Syrie – régimes qui ont tout intérêt à ce que l’Irak ne retrouve pas de stabilité. Encore une fois la perspective d’un Irak démocratique est terrible pour eux. Leur action est évidemment facilitée par la désorganisation de la société et par l’absence d’une véritable force de police ; ils peuvent donc avoir un certain pouvoir de nuisance d’autant qu’il leur est aisé de se procurer des armes dans un pays qui en regorge.
Partout, et notamment au Kurdistan, des mesures avaient été prises pour tenter de prévenir ces attentats-suicides, mais on ne s’imaginait pas que, dans la foule venue présenter ses vœux à l’occasion de la fête du sacrifice, un individu se serait glissé avec une ceinture bourrée d’explosifs pour provoquer un massacre. De même, on ne pouvait pas penser qu’une telle tragédie survienne au sein de l’espace sacré d’une mosquée à Kerbala.
- Selon votre interprétation, il s’agit donc plutôt de facteurs externes, ce qui écarterait l’hypothèse d’une guerre civile.
La violence aveugle qui touche indistinctement les civils en pays chiite comme au Kurdistan a sans doute pour objectif de provoquer une guerre sectaire. Jusqu’à maintenant les dirigeants des différentes communautés ont réussi à contrôler les réactions des populations en les mettant en garde contre ce risque. Et, d’ailleurs, il y a un rejet unanime de ces violences que les gens sentent comme le fait d’éléments extérieurs au pays. Le risque que cela dégénère en un conflit entre sunnites et chiites et entre Arabes et Kurdes me paraît donc très réduit.
- Les Kurdes ont souvent souffert de leurs divisions politiques ; c’est ainsi que le Kurdistan autonome s’est retrouvé partagé entre les deux grandes forces politiques kurdes : celle de M. Barzani (le parti démocratique du Kurdistan) et celle de M. Talabani (l’Union patriotique du Kurdistan). Aujourd’hui êtes-vous en mesure de les surmonter ?
Effectivement jusqu’à maintenant quand on parle de gouvernement du Kurdistan autonome, cela signifie un Parlement unique, un appareil judiciaire unique et quelques ministères techniques communs mais deux administrations : l’une s’occupant du nord de la région et l’autre du sud. Pendant la période d’intenses négociations avec le pouvoir central, en particulier pour l’élaboration de la constitution intérimaire, les deux partis kurdes se sont mis d’accord pour un gouvernement régional unifié à partir des deux administrations existantes ; le processus est en cours et devrait s’achever prochainement. Les deux partis ont la même stratégie vis-à-vis des Américains et des autres forces politiques irakiennes, et ils parlent d’une voix. Il y a donc une union sur l’essentiel ; en dehors de cela, il y a bien un partage du pouvoir entre les deux forces politiques mais cela n’a aucun aspect conflictuel. On a besoin du temps pour surmonter les difficultés restantes. Peut-être qu’on aurait aussi besoin d’une assez large décentralisation à l’intérieur du futur Etat fédéré du Kurdistan de façon à assurer la participation du plus grand nombre au processus démocratique et à inscrire la démocratie dans tous les échelons de la société.
Propos recueillis par Jean-Paul Chagnollaud
http://www.confluences-mediterranee.com/numeros/49.htm