François Mitterrand et Kendal Nezan en 1994
François Mitterrand reçoit Kendal Nezan et une délégation de parlementaires turcs, le 4 février 1994 à l’Elysée (DR/IFM)
Institut François Mitterrand | La lettre n°42 | par Kendal Nezan
Il y a un an, à l’annonce de la mort de Danielle Mitterrand le Parlement du Kurdistan irakien décréta un Deuil national, les drapeaux furent mis en berne et les chaînes de télévision interrompirent leurs programmes pour diffuser des émissions spéciales.
L’émotion fut également forte dans les autres parties du Kurdistan où un peu partout des hommages furent rendus à celle qu’on avait pris l’habitude d’appeler « la mère des Kurdes ». Des Kurdes d’Europe affluèrent par centaines pour assister à ses funérailles à Cluny. Son nom fut donné à des écoles, à des places et des boulevards dans nombre de villes du Kurdistan.
Ces marques de ferveur et de reconnaissance furent à la mesure de son engagement constant et passionné en faveur du peuple kurde et de ce Kurdistan qu’elle visita une demi-douzaine de fois, qu’elle aima et qu’elle considérait comme sa « seconde patrie ».
On ne saurait, dans le cadre de ce bref article évoquer que quelques fait marquants de cette aventure humaine insolite.
Tout a commencé en 1982, lorsqu’avec le cinéaste Yilmaz Gueny, qui venait de s’évader des geôles turques et obtenir à Cannes la Palme d’or avec son film YOL nous sollicitâmes le soutien de la Première Dame à notre projet de création à Paris d’un institut culturel kurde.
Elle nous reçut chaleureusement à l’Élysée pour un « déjeuner de travail ». Après nous avoir longuement écoutés, posé quelques questions, elle promit de nous aider, notamment en nous mettant en relation avec les ministères concernés. « La cause d’une culture menacée défendue par un cinéaste et un physicien au Collège de France ne peut les laisser indifférents » conclut-elle avant de me demander de ne pas hésiter à la tenir informée de l’évolution de notre projet et de la situation du peuple kurde.
L’Institut fut inauguré en février 1983, malgré les protestations véhémentes d’Ankara et de Bagdad. Ses efforts donnèrent progressivement une certaine visibilité au sort des Kurdes. Mais celui-ci ne cessait de se dégrader : exécutions sommaires de résistants kurdes par des « tribunaux révolutionnaires » iraniens, déportations et massacre de dizaines de milliers de Kurdes en Irak, procès de masse contre les militants kurdes en Turquie.
Informée régulièrement de ces évènements tragiques, « Danielle », comme elle aimait qu’on l’appelle, recevait des témoins, dépêchait des missions d’observation aux procès des prisonniers politiques en Turquie. Parmi ces derniers, celui, de Mehdi Zana, élu en 1977 maire de la capitale kurde Diyarbekir, jeté en prison dès septembre 1980, atrocement torturé qui au total passera 14 ans dans les geôles turques. Parmi les chefs d’accusation : sa coopération avec les mairies socialistes françaises (Clermont-Ferrand, Grenoble et Rennes) qui lui avaient fait don d’une trentaine d’autobus et bennes réformés afin d’améliorer le sort de ses administrés.
Sur l’Irak, l’action de Danielle rencontra de très fortes résistances, le régime de Saddam Hussein bénéficiant alors d’un soutien des milieux d’affaires, du RPR de son ami Jacques Chirac, de l’extrême droite mais aussi d’un bon nombre de responsables socialistes éminents. Son parti Baas était invité aux congrès du PS car, malgré ses origines national-socialistes, ce parti passait pour être « laïc, moderniste et socialiste ». Certes, « il a la main un peu lourde à l’égard des Kurdes, mais la Révolution française n’a pas été tendre non plus avec les Vendéens », nous disaient les plus charitables.
Lors du gazage de milliers de Kurdes à Halabja en mars 1988, la France, pourtant dépositaire des protocoles de Genève de 1925 prohibant l’usage des armes chimiques et bactériologiques, se contenta d’exprimer son « inquiétude ». De son côté, la Sous-commission des droits de l’homme de l’ONU, en août 1988, décida par 11 voix contre 8 de ne pas blâmer l’Irak. Ni les pays de l’Est ni ceux de l’Ouest n’avait envie de montrer du doigt leur allié irakien en guerre contre l’Iran.
Danielle était d’autant plus outrée que l’on la suspectait de « se faire manipuler par des Kurdes ». Que faire face à cette puissante coalition d’intérêts rassemblant les marchands d’armes, une grande partie de la classe politique et les nombreux obligés du dictateur irakien ? Sur ma proposition, et pour s’en donner le cœur net, elle décida d’aller rencontrer les rescapés des gazages dans les camps de réfugiés en Turquie. Malgré d’innombrables obstacles dressés tant ici qu’en Turquie pour empêcher cette visite, sa détermination paya. Elle s’y rendit en mai 1989, visita les trois camps où elle recueillit des témoignages poignants.
Cette visite constitua un tournant dans l’engagement de Danielle et dans sa façon de juger la classe politique française. Bouleversée, elle engagea une campagne internationale pour faire connaitre la tragédie kurde. Elle commença par aller à Moscou alerter Mikhaïl Gorbatchev. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’une visite officielle aux États-Unis, elle passa son temps à plaider cette cause auprès de G. Bush. En août la France accueillit en Auvergne quelques centaines de réfugiés rapatriés des camps turcs dont les témoignages émurent l’opinion française. En octobre, une conférence internationale fut organisés à Paris, avec des délégations de 32 pays et rassemblant tous les mouvements kurdes afin d’internationaliser la question kurde. Plus tard des conférences similaires furent organisées à Washington et à Moscou.
L’invasion du Koweït par les armées irakiennes en août 1990 donna à la question kurde une occasion inespérée de médiatisation. Les pays occidentaux, hier encore alliés peu regardants de Saddam Hussein, cherchaient maintenant à préparer leur opinion publique à une guerre contre ce « nouvel Hitler » dont les crimes contre les Kurdes trouvèrent enfin une large place dans les média.
Au cours de cette guerre menée au nom du « Droit International bafoué », les Alliés appelèrent les Irakiens à se soulever contre leur tyran. C’est ce qu’ils firent en libérant 14 des 18 provinces irakiennes. Mais une fois l’émir de Koweït remis sur son trône, les armées du général Schwarzkopf reçurent l’ordre de ne pas marcher sur Bagdad et de laisser au régime irakien l’usage de ses unités d’élite et de ses hélicoptères pour les besoins de l’établissement de l’ordre. Celui-ci se traduisit par le massacre de 300 000 chiites et l’exode vers les frontières de l’Iran et de la Turquie de plus de 2 millions de Kurdes où ils mourraient par centaines, de froid et d’épuisement. L’opinion publique était révoltée par l’attitude des Alliés dans la Guerre du Golfe, qui, sous prétexte de respect de la souveraineté irakienne assistaient sans réagir à cette tragédie humaine.
Danielle Mitterrand joua alors un rôle primordial pour convaincre la France de saisir le Conseil de sécurité, lequel après plusieurs jours de consultations finit par adopter par 10 voix contre 3 et 2 abstentions (Chine et Inde) la résolution 688 prévoyant, au nom du devoir d’ingérence humanitaire, la protection des populations civiles kurdes et leur retour dans une zone de protection sécurisée par l’aviation alliée. C’est dans cette « zone » dévastée, où plusieurs villes et 4500 des 5000 villages kurdes avaient été rasés par l’armée irakienne, que les Kurdes devaient se bâtir un destin libre. Après avoir rendu visite aux camps de réfugiés installés dans le Kurdistan iranien, Danielle franchit, à travers les champs de mine, la frontière irakienne pour y rencontrer Massoud Barzani, le chef de la résistance kurde, et réconforter les résistants. Plus tard, sa fondation et l’Institut kurde imprimèrent à Paris de centaines de milliers de manuels scolaires en kurde transportés par une dizaine de camions vers les écoles de fortune aménagées souvent sous des tentes, pour assurer la rentrée scolaire d’automne 1991 avec l’aide des instituteurs dévoués, payés 4 ou 5 dollars par mois ! Sa fondation concentra son action sur la construction d’écoles.
Danielle fut présente tout au long de ce difficile mais exaltant processus de reconstruction matérielle et politique du Kurdistan irakien. Elle soutint l’organisation des élections libres et assista en juillet 1992, à la mise en place d’un Gouvernement d’union nationale du Kurdistan. Au cours de ce voyage en se rendant à la ville martyre de Halabja, son convoi fut l’objet d’un attentat ourdi par les services irakiens où six de ses gardes du corps kurdes périrent. Émue mais déterminée, elle déclara qu’elle poursuivrait son action car « je ne suis pas une fille à renoncer ». Elle joua un rôle de réconciliation entre les deux chefs kurdes, Barzani et Talabani, lors qu’ils s’affrontaient pour le pouvoir. En octobre 2002, nous franchîmes ensemble « illégalement » la frontière syro-irakienne, en fait celle séparant les territoires kurdes de Syrie et d’Irak, pour assister à l’ouverture du Parlement kurde réunifié et inaugurer la place François Mitterrand à Erbil.
On se souviendra aussi de la campagne menée par Danielle en faveur des députés kurdes emprisonnés en Turquie. En 1994, une dizaine de députés furent arrêtés pour « liens avec le PKK ». Leur figure emblématique, Leyla Zana, première femme kurde élue députée, reçue à l’Élysée par le Président quelques semaines plutôt, était passible de la peine de mort pour séparatisme pour avoir prononcé une phrase en kurde sur l’amitié entre les Kurdes et les Turcs lors de son discours d’investiture. Avec l’appui du Président nous fîmes ensemble le tour des chancelleries occidentales pour les informer de la gravité de la situation et leur demander d’intervenir auprès d’Ankara pour sauver la vie de ces députés. Ceux-ci furent finalement condamnés à des peines allant jusqu’à 15 ans de prison pour délit d’opinion. Leyla Zana, honorée du Prix Sakharov du Parlement européen resta 10 ans derrière les barreaux. Tout au long de ces années Danielle entretint avec elle une correspondance et prit soin de ses deux jeunes enfants recueillis à Paris. Elle créa avec Ségolène Royal, des juristes et des parlementaires de plusieurs pays européens, un comité pour la libération de Leyla Zana et de ses amis.
Femme engagée, solidaire et généreuse, Danielle Mitterrand soutint, des Indiens d’Amérique aux Tibétains, Timorais, Sahraouis et Sud-Africains, de nombreux peuples en lutte pour leur liberté. Mais tant en France qu’à l’étranger elle était surtout identifiée à la cause kurde. Ainsi, lors d’un dîner officiel à l’occasion du 50e anniversaire du Débarquement, son voisin de table, Bill Clinton lui dit : « Madame, voulez-vous me parler des Kurdes ? Je serais heureux de profiter de vos connaissances sur ce peuple et son histoire ». Et, la leçon privée continua jusqu’au café, me rapporta-t-elle plus tard.
En octobre 2009, lors de son voyage d’adieu aux Kurdistan, elle s’adressa à la session plénière du Parlement pour parler de l’importance des questions de l’eau et de l’environnement et du devoir de solidarité des Kurdes irakiens envers leurs frères des pays visions. Nous parcourûmes ensemble ce Kurdistan jadis dévasté, désormais reconstruit et prospère où les libertés étaient assurées. Elle était fière de savoir que c’était la seule région du Moyen-Orient où il n’y avait aucun prisonnier politique et où toutes les croyances, tous les courants politiques cohabitaient pacifiquement. « On a fait du chemin, n’est-ce pas ? On a perdu des amis proches, Guney (décédé en 1984), Ghassemlou (assassiné en 1989 par l’Iran), et tant d’autres. Mais au moins une partie des Kurdes sont libres. La voie est ouverte, l’exemple est là. Les générations suivantes reprendront le flambeau ».
Elle nous a donné, à nous Kurdes, et à tant d’autres une magnifique leçon d’humanité, de fraternité et de résistance !