L'une d'elles, Sakine Cansiz, était une figure historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à la création duquel elle avait participé au côté d'Abdullah Öcalan. Arrêtée dès 1979, elle a passé douze ans dans les terribles geôles turques. Ses tortionnaires ont poussé la barbarie jusqu'à la mutiler au niveau des seins.
Sans la faire plier. Son courage lui a valu une grande estime, y compris chez les militantes turques de gauche et les féministes qui croupissaient par dizaines de milliers dans les prisons de la junte militaire turque de l'époque.
L'ETAT TURC A ÉVACUÉ ET RASÉ 3 500 VILLAGES KURDES
Que pouvait-elle faire d'autre, après une si cruelle épreuve, que de combattre un régime qui l'avait humiliée et qui interdisait toute expression de son identité kurde ? Une jeune fille qui, dans une société démocratique, aurait été une institutrice ou une avocate, devenait ainsi une maquisarde. L'Etat turc a évacué et rasé 3 500 villages kurdes, déplacé plus de deux millions de Kurdes et fait assassiner des milliers d'intellectuels.
Mais Ankara est considéré comme un modèle de démocratie car il est membre de l'OTAN, alors que les Kurdes qui résistent à leur destruction sont traités comme des terroristes, y compris ici en France.
Fruit de la violence étatique turque et de l'idéologie marxiste-léniniste des années 1960, le PKK a évolué vers un mouvement nationaliste qui a renoncé à son objectif d'un Kurdistan indépendant, se contentant de revendiquer des droits culturels dans le cadre d'une Turquie décentralisée et démocratique.
La Turquie a, elle aussi, changé : elle n'est plus dominée par les militaires éradicateurs des années 1980-1990. Après avoir essayé toutes les techniques anti-insurrectionnelles, tous les procédés d'assimilation forcée des Kurdes, elle réalise, après bientôt trente ans d'une guerre qui a fait 45 000 morts - dont 90 % de Kurdes - et qui a détruit l'économie agropastorale du Kurdistan, coûtant près de 400 milliards de dollars (297 milliards d'euros) au budget turc, qu'il n'y a pas de solution militaire à la question des 18 à 20 millions de Kurdes de Turquie.
Elle se résout enfin à engager le dialogue avec le chef du PKK pour mettre un terme à la guerre et débattre dans un climat serein du règlement équitable du lancinant problème kurde qui, depuis des décennies, hypothèque la vie politique et les relations internationales de la Turquie. Ce processus fragile, à l'issue incertaine, suscite des espoirs auprès des populations turques et kurdes fatiguées de la guerre.
"LA LIQUIDATION DE LA CAUSE KURDE" PAR LEUR LEADER EMPRISONNÉ
Il provoque aussi une vive hostilité chez les nationalistes turcs, et dans certains cercles militaires. Au sein même du PKK, des voix s'élèvent pour critiquer "la liquidation de la cause kurde" par leur leader emprisonné. L'Iran et la Syrie s'activent pour saborder ce processus de paix qui, s'il aboutissait, renforcerait le poids régional de leur rival et ennemi turc.
Il y a dix ans, la tentative d'un règlement pacifique engagée par le courageux président turc, Turgut Özal (1927-1993), s'est terminée de façon tragique. Les faucons de l'armée, selon de nombreux témoignages, dont celui de la famille de Turgut Özal, ont fait empoisonner le chef de l'Etat.
Le gouvernement de M. Erdogan a eu le mérite de réduire le rôle politique de l'armée et le courage de faire traduire en justice des généraux impliqués dans les réseaux d'Ergenekon, équivalent turc du réseau d'espionnage anticommuniste Gladio. Il a aussi normalisé ses relations avec le Kurdistan irakien, dont le sous-sol regorge de pétrole et de gaz, tant convoités par l'économie turque.
C'est donc ce contexte nouveau qui a incité Sakine Cansiz à espérer dans l'ouverture d'Ankara en direction du chef du PKK, tout en sachant que c'est l'actuel gouvernement turc qui a envoyé en prison plus de 8 000 militants kurdes, dont des députés et des maires ainsi que 46 journalistes et une quarantaine d'avocats. Ni elle ni son amie Rojbin (Fidan Dogan) ne verront l'issue de ce processus ni la liberté de leur Kurdistan chéri pour laquelle elles ont payé le prix le plus fort.
L'enquête risque d'être longue et difficile, surtout si l'on veut remonter aux commanditaires de ce crime. Jusqu'ici, elle a permis d'arrêter un suspect. Il s'agit d'un ressortissant turc issu d'une famille proche de la mouvance de l'extrême droite nationaliste. Celle-ci a été impliquée dans des centaines d'assassinats politiques en Turquie, dans l'attentat contre le pape Jean Paul II, ainsi que dans les attentats antiarméniens en France.
LE SUSPECT, OMER GUNEY, MAÎTRISANT LE FRANÇAIS ET L'ALLEMAND
Le suspect, Omer Guney, maîtrisant le français et l'allemand, a pu, en offrant ses services d'interprète, infiltrer avec une facilité confondante, en à peine un an, certaines associations proches du PKK, dont les membres sont de modestes travailleurs immigrés. Au point de se voir confier l'accompagnement de Sakine Cansiz à la préfecture de police pour la prolongation de sa carte de séjour.
Le train de vie de ce "chômeur" qui, selon le témoignage de son colocataire, posséderait une quarantaine de costumes de marque et plusieurs téléphones portables, ses voyages fréquents en Turquie et en Allemagne, ne laissent guère de doute sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un électron libre agissant pour son propre compte ni d'un dissident du PKK engagé dans un règlement de comptes interne.
CES RÉSEAUX OCCULTES QUE LES TURCS QUALIFIENT D'"ETAT PROFOND"
L'enquête doit déterminer le rôle exact de ce suspect dans ces assassinats, mettre au jour le ou les auteurs de ces terribles crimes, leurs mobiles et leurs commanditaires. Le procédé semble indiquer que ces derniers pourraient être les faucons des services turcs, désireux de saboter le processus de dialogue engagé par le gouvernement.
Ces réseaux occultes que les Turcs qualifient d'"Etat profond" ont à maintes reprises su manipuler les militants de l'extrême droite, mais aussi ceux de l'extrême gauche, pour commettre des attentats afin de déstabiliser les gouvernements civils.
Dans cette hypothèse, le choix de Paris n'est pas anodin. La France, en raison de sa position sur la question de la reconnaissance du génocide des Arméniens et de sa sympathie supposée envers les Kurdes, est considérée comme "antiturque" dans ces milieux ultranationalistes.
L'exemple de Mehmet Ali Agca, auteur de l'attentat contre le pape en 1981, nous rappelle combien ces extrémistes aguerris et leurs commanditaires sont passés maîtres dans l'art de brouiller les pistes. Nous espérons donc que la justice française sera exemplaire.
Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris