dimanche 1er juin 2003
Le point de vue de Kendal Nezan
Je suis très ému de me trouver ce soir avec vous. Cela pour au moins deux raisons.
D’abord rendre hommage au grand compositeur arménien Komitas qui fut aussi un ethnomusicologue d’une grande curiosité intellectuelle, un esprit digne des artistes de la Renaissance. Je me souviens qu’il y a plus d’un quart de siècle, appelé à écrire une étude sur la musique kurde pour une revue de l’UNESCO, mon chemin a pour a première fois croisé l’œuvre de Komitas, j’ai pu apprécier la qualité des mélodies kurdes qu’il avait recueillies et publiées en 1903 à Moscou. Pour un Arménien né en Anatolie occidentale se rendre au Kurdistan, recueillir la musique kurde en ce début du XXème siècle déjà marqué par la montée du nationalisme n’allait pas de soi. Je voulais saluer son ouverture d’esprit, son universalisme et exprimer toute notre reconnaissance à sa contribution précieuse à la sauvegarde du patrimoine musical kurde.
La deuxième raison tient au devoir moral que nous avons, Turcs et Kurdes, envers le peuple arménien. Le peuple avec lequel nous avons cohabité pendant des siècles, souvent dans les mêmes vallées, dans les mêmes villes et villages, a été victime de l’une des plus grandes injustices de l’histoire. Il a subi le premier génocide du XXe siècle. Ce génocide, on le sait, fut organisé, planifié, accompli par le gouvernement jeune turc, animé par un nationalisme pan-turc fanatique visant à créer un empire allant des rives de l’Adriatique à la muraille de Chine.
Les territoires habités par les Arméniens et les Kurdes constituaient, à leurs yeux, des obstacles à la continuité territoriale de leur imaginaire patrie turque. Il fallait les expurger de leurs habitants non turcs. La guerre mondiale leur offrit l’occasion de mettre à exécution leur dessein génocidaire.
Malheureusement, des milices kurdes, organisées armées et commandées par l’armée ottomane, prirent également part aux massacres des Arméniens. La majorité des Kurdes considèrent cela comme une page noire de leur Histoire. Il faut dire qu’il y a eu même bien plus tard d’autres milices stipendiées par les gouvernements turc ou irakien qui ont été utilisées contre la population kurde aussi. La France, malgré sa culture démocratique et humaniste, n’a pas échappé non plus à la honte des milices collaborant avec des régimes barbares.
Il faut le dire et redire, dans cette tourmente il y a eu aussi beaucoup de Kurdes ordinaires qui, souvent au péril de leur vie, ont essayé de sauver leurs voisins arméniens et cette mémoire avec ses pages noires et aussi ses pages de fraternité est transmise de génération en génération chez les Kurdes. Et contrairement à la grande majorité des Turcs éduqués dans un esprit de négation, les Kurdes reconnaissent ce passé, reconnaissent le génocide et voudraient que le droit à la mémoire du peuple arménien soit respecté. Le rapport schizophrénique qu’entretient la Turquie est non seulement consternant, il est aussi porteur de drames futurs. D’une part les responsables du génocide arménien sont considérés comme des aventuriers fossoyeurs de l’empire ottoman. D’autre part on fait venir des steppes d’Asie centrale et on enterre en grande pompe sur la colline de la liberté à Istanbul la dépouille d’Enver Pacha, l’un des trois Maîtres d’œuvre du génocide arménien. On l’a souvent dit et écrit, si ce génocide n’était resté impuni, il n’y aurait pas eu la Shoah, il n’y aurait peut-être pas eu l’expulsion de 1 200 000 Grecs d’Anatolie dans ce qui fut le premier nettoyage ethnique du siècle.
On ne peut évidemment pas réécrire l’histoire. On peut en revanche penser qu’une justice véritable rendue au peuple arménien, un débat public en Turquie même sur cette question aurait grandement contribué à l’éducation civique des Turcs, cela auraient peut-être rendu plus difficile la perpétration des massacres et des déportations de masse dont les Kurdes furent à leur tour victimes.
Le chemin parcouru en ce domaine par la Turquie reste hélas bien mince. Le génocide arménien est toujours farouchement nié, et les 15 millions de Kurdes qui jusqu’en 1991 n’avaient même pas le droit de parler librement leur langue, n’ont toujours aucune école, aucune radio, aucune télévision dans leur langue alors que la Turquie revendique un Etat souverain pour les quelques dizaines de milliers de Turcs chypriotes. On parle beaucoup de démocratisation qui ferait des progrès en Turquie. Pour moi, tant qu’on n’aura pas réparé les injustices faites aux peuples arménien et kurde, on ne pourra pas vraiment parler d’une culture démocratique en Turquie. Le minimum serait de reconnaître le droit des Arméniens à honorer la mémoire de leurs ancêtres. Nous devons tous savoir gré à la mairie de Paris pour ce geste de témoignage envers la mémoire des Arméniens de Paris. Mais les sentiments d’injustice du peuple arménien ne pourront vraiment s’apaiser que le jour où il y aura des monuments et des musées à la mémoire du génocide arménien à Van, à Kharpert, à Malatya mais aussi à Istanbul.
http://www.armenews.com/article.php3?id_article=17248