Le Kurdistan irakien
Le Kurdistan irakien fait figure de havre de paix, avec un développement économique insolent comparé au reste du pays. | AFP/SAFIN HAMED
Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR), la seule région du Kurdistan, dans le nord de l'Irak, abrite quelque 600 000 déplacés, dont de nombreux chrétiens et yézidis. | AP/Khalid Mohammed
Une affiche du président de la région autonome du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, lors élections irakiennes de juillet 2009. | REUTERS/MOHAMMED AMEEN
Lemonde.fr | Par Camille Bordenet
Depuis l'offensive fulgurante de l'Etat islamique (EI) dans le nord de l'Irak, la question kurde est plus que jamais d'actualité. Les peshmergas (soldats du Kurdistan d'Irak) mais aussi les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), basé en Turquie et Syrie, sont en première ligne face aux djihadistes.
Après des revers dans les monts Sinjar et la plaine de Mossoul, les troupes kurdes, appuyées par les bombardements aériens américains et par les livraisons d'armes venues des Etats-Unis et d'Europe (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et République tchèque), ont reconquis des territoires perdus, notamment le barrage de Mossoul et la ville d'Amerli.
Qui sont les Kurdes, leur langue, leur religion ? Quelles sont les implications régionales de l'offensive de l'EI sur leur avenir ? Pourraient-il profiter de l'effondrement de l'Etat irakien pour accéder à l'indépendance ?
Les Kurdes, qui forment le plus grand peuple apatride au monde, sont écartelés entre quatre pays : l'est de la Turquie, le nord-ouest de l'Iran, le nord de l'Irak et l'est de la Syrie. Une importante diaspora kurde est également présente dans les pays de l'ex-URSS, en Europe, aux Etats-Unis et en Australie.
Si le terme Kurdistan – littéralement « pays des Kurdes » – est régulièrement employé, le Kurdistan en tant qu'Etat unifié aux frontières internationalement reconnues n'existe pas.
Parce qu'aucun des quatre pays n'a fait de recensement sur sa population kurde, on ne connaît pas leur nombre exact, mais les estimations oscillent entre 20 et 40 millions, le chiffre de 35 millions étant le plus souvent avancé.
Selon l'Institut kurde de Paris, ils seraient 15 millions en Turquie (soit 20 % de la population du pays), 6 à 7 millions en Iran (de 8 % à 10 % de la population), 2 millions en Syrie (9 % de la population) et 5 millions en Irak (22 % de la population). Mais concernant l'Irak, le gouvernement central se base sur des estimations (17 %) inférieures à celle du Gouvernement régional du Kurdistan.
Comme le souligne Kendal Nezan, directeur de l'Institut kurde de Paris :
« Chez les Kurdes, le ciment de l'identité n'est pas la religion mais la langue et la culture. »
La grande majorité des Kurdes est musulmane sunnite (80 %), « bien que ce sunnisme diffère quelque peu de celui des Arabes et des Turcs », précise le spécialiste. Le reste des Kurdes de confession musulmane se partagent entre le chiisme et l'alévisme, une dissidence du chiisme très vivace en Turquie. Le cas des Kurdes d'Iran est intéressant : deux tiers d'entre eux suivent le rite sunnite. Ces derniers constituent donc une double minorité, ethnique et religieuse, ce qui fait d'eux la cible de persécutions récurrentes de la République islamique.
Les Kurdes chrétiens se divisent entre catholiques, assyriens, chaldéens et syriaques. Au Kurdistan d'Irak, les chrétiens sont estimés à quelque 150 000.
De nombreux Kurdes se réclament aussi du yézidisme, une religion dérivée du zoroastrisme. Ils seraient environ 500 000 au Kurdistan irakien, 150 000 en Syrie et 100 000 en Turquie. Une petite communauté de Kurdes shabak (adeptes d'un syncrétisme dérivé du chiisme et du yézidisme) vit aussi dans le nord de l'Irak (60 000 personnes).
Enfin, alors que les Kurdes comptaient une communauté juive de 25 000 personnes, tous se sont exilés dans les années 1949-1950 en Israël.
Le Kurde comme langue et comme écriture n'est pas unifié. Les Kurdes ont deux dialectes principaux, différents mais proches et compréhensibles l'un par l'autre :
Le Kurdistan est une idée très ancienne qu'on peut faire remonter au Xe siècle, avec l'apparition des premières principautés kurdes indépendantes. « Une chose est sûre, selon Kendal Nezan, le sentiment d'appartenance à un peuple distinct, la conscience de la kurdité et du Kurdistan est très ancienne chez les Kurdes, qui sont une population autochtone du Proche-Orient et qui se considèrent comme les descendants des Mèdes [peuple voisin des Perses] de l'Antiquité. »
En 1596, le monumental ouvrage Charafnameh ou les fastes de la nation kurde consacre pour la première fois l'idée d'un peuple kurde cherchant son unité. « Au XVIe siècle, l'idée de l'indépendance est donc déjà là, explique Kendal Nezan. Ensuite, la concrétisation par les guerres commence en 1806, avec le premier soulèvement pour l'indépendance du Kurdistan, et n'a pas cessé depuis. »
Au lendemain de la première guerre mondiale, les Alliés redessinent les frontières sur les ruines de l'Empire ottoman : Kurdes, Arabes, Assyriens et Arméniens se voient promettre des Etats indépendants ou des foyers nationaux, souvent sur les mêmes territoires. Le traité de Sèvres, signé en 1920, promet ainsi un « territoire autonome des Kurdes » dans le sud-est de l'Anatolie. Des promesses bafouées à peine trois ans plus tard par le traité de Lausanne : les Kurdes se voient ainsi répartis entre la Turquie, l'Iran, la Syrie (alors sous protectorat français) et l'Irak (sous protectorat britannique).
Dès 1924, une vague d'insurrections des Kurdes voit le jour en Turquie, avant de s'étendre aux pays voisins. En 1927, la République d'Ararat est proclamée dans la province turque d'Agri : elle ne fut jamais reconnue et l'armée turque en vint à bout définitivement en 1931.
De 1925 à 2003, les Kurdes d'Irak ont été en guerre quasi permanente contre l'Etat central. Et, face à la négation de leur identité par des Etats répressifs et centralisateurs, des mouvements d'indépendance naissent dans chaque pays de la région : le Parti démocratique du Kurdistan en Irak en 1946, le Parti démocratique du Kurdistan en Iran en 1945 ainsi que plusieurs partis en Turquie.
En 1946, l'éphémère République de Mahabad est proclamée pendant quelques mois dans l'ouest de l'Iran. A la fin de la même année, son président, Qazi Muhammad, est capturé et exécuté par l'armée iranienne. Son bras droit, le leader kurde irakien Moustapha Barzani, s'enfuit dans son fief d'Erbil.
Le sentiment national s'est vu renforcé par une persécution et une répression importantes : interdiction de leur langue, de leurs coutumes, de leurs associations et de leurs partis, changement de leurs prénoms, arabisation de leurs villages, créations de ceintures de population non kurdes pour les fragmenter, déportations, emprisonnements, tortures, voire génocide – même si le terme reste discuté – à Hallabja en 1988, où le régime de Saddam Hussein a tué quelque 5 000 personnes en usant de gaz.
Toutefois, la lutte des Kurdes est handicapée par leur éclatement géographique et leur disparités politiques et culturelles. Les Kurdes demeurent conscients que la communauté internationale est hostile à leur projet indépendantiste par soucis de respecter les frontières héritées de l'ordre colonial. En témoigne l'échec du PKK qui avait tenté, durant les années 1980, de faire émerger à nouveau, par la lutte armée, l'idée d'un grand Kurdistan. Depuis, la seule expérience qui ait fait ses preuves est plus modeste : l'autonomie, avec l'exemple irakien.
De 1991 à 2003, le Kurdistan irakien, protégé par la couverture aérienne garantie par l'ONU, a bénéficié d'une quasi-indépendance de fait. Après la chute de Saddam Hussein en 2003 et l'invasion américaine, les Kurdes irakiens ont réussi à s'unir pour obtenir la mise en place, dans la Constitution, d'un statut fédéral.
Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), présidé par Massoud Barzani, dispose d'une importante force armée, les peshmergas, les gardes régionaux kurdes, forte de 190 000 hommes. De son côté, l'armée irakienne n'est pas autorisée à pénétrer en territoire kurde et les autorités kurdes se passent désormais de l'accord de Bagdad pour passer des contrats pétroliers avec des compagnies étrangères et exporter directement leur brut en direction de la Turquie.
Le GRK est une réussite exemplaire aux yeux de tous les Kurdes. « L'ensemble du peuple kurde est très fier de cette résurrection. Et c'est d'autant plus un exemple que cela semblait être une cause désespérée au vu du champ de ruines qu'était l'Irak en 1991 », analyse Kendal Nezan. Exemplaire pour tous les Kurdes, cette expérience historique a permis aux Kurdes de réaliser que la solution la plus viable n'était pas forcément l'indépendance mais l'autonomie de chaque minorité kurde dans le cadre des quatre Etats existants, en vue d'une union future.
Il existe une myriade de partis politiques kurdes répartis dans les quatre pays. Rien qu'en Syrie, on en compte dix-sept. Certains ont une influence qui dépasse largement les frontières. Ainsi le PKK (Turquie), classé comme organisation terroriste par les Etats-Unis et l'Union européenne, possède des « filiales » dans chaque Kurdistan : en Syrie avec le Parti de l'union démocratique (PYD), en Iran avec le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) et en Irak avec le PÇKD, une petite formation.
En Irak, les deux principales formations kurdes sont le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), dirigé par Massoud Barzani, fils de Moustapha Barzani, chef historique du mouvement national kurde et actuel président du GRK. Il est principalement implanté à Erbil. Souleimanyeh est la place forte de l'Union patriotique du Kurdistan (UPK), fondée par Jalal Talabani, le président de l'Irak de 2005 à 2014.
Aujourd'hui gravement malade, M. Talabani est soumis à la concurrence de plus en plus forte du mouvement Gorran. Le PDK de Barzani entretient de bonnes relations avec le premier ministre et futur président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, alors que le PKK est en guerre contre Ankara. L'UPK est, quant à lui, proche de l'Iran.
Avec la contre-offensive des peshmergas d'Irak et du PKK face aux djihadistes de l'EI, les Kurdes s'imposent comme un acteur dont l'armée irakienne et les Etats-Unis ne peuvent se passer.
Début juillet 2014, Massoud Barzani a annoncé la tenue d'un référendum pour l'indépendance. Mais face au tollé international et aux protestations des Etats-Unis et de l'Allemagne notamment, le leader kurde pourrait vouloir étendre son territoire en ne restituant pas au gouvernement irakien les terres conquises sur l'EI, dont une part importante, riche en pétrole, est disputée par Bagdad et Erbil. Selon Kendal Nezan, c'est un leurre de penser que l'indépendance est la priorité du GRK :
« Les Kurdes d'Irak ne réclameront leur indépendance que si le pouvoir central les y pousse en ne faisant aucune concession. Je pense qu'ils vont profiter de la redistribution des cartes pour négocier plus d'autonomie et de territoires riches en ressources. Ils ont de toute façon suffisamment de ressources économiques et militaires pour faire pression : si les autorités centrales n'acceptent pas, ils menaceront de déclarer leur indépendance. »
Toutefois, les ambitions de Massoud Barzani se heurtent aussi à celles du PKK, qui a profité de la guerre civile en Syrie pour installer un embryon d'Etat au Kurdistan syrien, avant d'entrer en Irak pour combattre, lui aussi – et souvent plus efficacement que les peshmergas – la menace djihadiste. Les Kurdes disposent désormais de deux leadership et de deux modèles para-étatique concurrents : l'autonomie pétrolière, paternaliste et clanique du Kurdistan d'Irak ; et l'indépendance de facto, laïque, autoritaire et socialiste du Kurdistan syrien.