Affrontements meurtriers entre Kurdes et Arabes en Syrie
LE MONDE | 15.03.04
Un match de football à Qamishlé, vendredi, a servi de détonateur au conflit qui a fait 14 morts.
Ce sont des incidents inédits en Syrie : un conflit entre Arabes et Kurdes syriens à l'occasion d'un match de football a fait au moins 14 morts, tous Kurdes, et des dizaines de blessés, vendredi 12 et samedi 13 mars et suscité une vive tension dans plusieurs villes du nord-est du pays. La situation en Irak a été le détonateur de ce conflit. Le match de football devait opposer vendredi, à domicile, l'équipe Al-Jihad de la ville de Qamishlé, à une écrasante majorité kurde (à quelque 600 km au nord-est de Damas), à l'équipe Al-Foutoua, de la ville de Deïr El-Zor. Les Kurdes et le gouvernement syrien parlent tous deux d'actes de provocation, mais ils ne regardent visiblement pas dans la même direction.
D'après une source kurde à Paris en contact régulier avec des responsables kurdes en Syrie, les supporters d'Al-Foutoua, brandissant des portraits du dictateur irakien déchu Saddam Hussein et armés de gourdins et de pierres, ont défilé dans la ville-hôte. Ils se sont livrés à de la casse, tout en conspuant les chefs des deux principaux partis kurdes irakiens, Massoud Barzani, pour le Parti démocratique du Kurdistan et Jalal Talabani, pour l'Union patriotique du Kurdistan. Une mêlée s'en est suivie, au cours de laquelle quatre enfants ont été tués, sans que l'on sache trop, selon cette source, s'ils ont été piétinés ou s'ils ont subi des coups. Toujours selon la même source, l'intervention de la police, qui a tiré à balles réelles, faisant 6 morts, a eu pour conséquence d'aggraver le conflit, les Kurdes se livrant à la déprédation et au saccage de locaux et de bureaux.
"AUTEURS ET INSTIGATEURS "
Samedi, la tension avait gagné les petites villes et villages aux alentours de Qamishlé, notamment la ville d'Al-Hassaké, où des accrochages avec les forces de l'ordre ont encore eu lieu. Cinq personnes ont été tuées, toutes kurdes, d'après la même source. L'effervescence a gagné des quartiers à forte composante kurde des villes de Damas et d'Alep, ainsi que dans la ville de Hassaké. Les dégâts sont très importants. D'importants effectifs des forces de l'ordre ont été déployés dans toutes ces zones où le calme semblait être revenu dimanche, malgré une tension persistante.
Les autorités ont annoncé l'ouverture d'une enquête pour identifier "les auteurs et instigateurs de ces incidents. Les sanctions les plus sévères seront prises contre ceux qui mettent en danger la sécurité et la stabilité du pays et des citoyens", ont-elles prévenu dans un communiqué publié par l'agence Sana. Selon elles, les incidents ont été délibérément provoqués par des saboteurs liés à l'étranger, mais qui ne sont pas nommément identifiés. La télévision a parlé de "conspiration" et le quotidien Al-Baas, organe du parti au pouvoir, a dénoncé l'intervention de "groupes cherchant à semer la discorde conformément à un plan visant à nuire à la Syrie et à contribuer à accroître les pressions qui sont exercées contre elle". Khaled Kheder, le gouverneur adjoint d'Al-Hassaké, a été encore plus direct dans des déclarations à l'agence Reuters. Il a accusé les mouvements politiques kurdes d'avoir provoqué les émeutes. "Les instigateurs, qui ont des affiliations intérieures et extérieures, ont mobilisé quelques braves Kurdes pour les instrumentaliser", a-t-il dit.
Bien que sa situation soit sans commune mesure avec celles des Kurdes de pays voisins victimes de politiques coercitives, la minorité kurde de Syrie qui compte entre 1,5 et 2 millions de personnes n'en est pas moins soumise à des mesures discriminatoires. En vertu d'un recensement de 1962 tenant compte de l'appartenance ethnique et religieuse, 120 000 de ses membres - entre 250 000 et 300 000 aujourd'hui, compte tenu de la croissance démographique - ont été déchus de la nationalité. Ils sont privés des droits civiques les plus élémentaires.
En 1963, un projet de création d'une "ceinture arabe" et de déportation des Kurdes fut lancé, avant d'être gelé treize années plus tard. Au début des années 1980, une certaine libéralisation apporta un bol d'air à cette communauté, avec l'autorisation de facto des manifestations folkloriques et des activités politiques. Les Kurdes sont représentés au Parlement, mais une partie au moins d'entre eux considère que ces députés sont davantage une caution pour le gouvernement que leurs porte-parole. Les Kurdes revendiquent la reconnaissance de leur langue et de leur culture ainsi que des droits politiques "dans le cadre de l'intégrité territoriale du pays", mais le gouvernement syrien, comme ceux des pays voisins à fortes minorités kurdes - la Turquie, l'Iran ainsi que l'Irak de Saddam Hussein -, les soupçonnent toujours de visées séparatistes.
Mouna Naïm
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.03.04